Une jeunesse allemande : le terrorisme, hier et aujourd’hui
Allemagne, années 70. La « Fraction armée rouge », parfois rebaptisée « la bande à Baader », commet de nombreux attentats sanglants et ses membres fondateurs sont désignés par les autorités comme les ennemis principaux du pays et de « l’ordre démocratique ».
Qui étaient vraiment Ulrike Meinhof, Andreas Baader, Gudrun Ensslin et les autres avant de rentrer dans la clandestinité ? Dans quel contexte ont-ils grandi ? Comment ces jeunes, pour la plupart des intellectuels issus de la petite bourgeoisie, ont-ils « basculé » dans la lutte armée ? Un documentaire signé Jean-Gabriel Périot, un metteur en scène éclectique passionné par l’histoire et le traitement des images, revient sur l’itinéraire des ces révolutionnaires qui, avant les attentats, étaient étudiants, journalistes ou apprentis cinéastes, comme Holger Meins, un metteur en scène avant-gardiste influencé, entre autres, par Jean-Luc Godard.
Nourri par d’incroyables images d’archives, ce film passionnant interroge une époque, la mémoire allemande, l’engagement et la manipulation. Un documentaire aussi instructif sur le passé récent que sur la période contemporaine. Entretien avec Jean-Gabriel Périot.
Pourquoi un documentaire, aujourd’hui, sur la RAF, la Fraction armée rouge ?
C’est une longue histoire… Plusieurs questions récurrentes dans mon travail se retrouvent dans ce projet : l’engagement et le passage à l’acte par la violence, le terrorisme et son traitement par la société et les médias.
Je me suis beaucoup intéressé aux mouvements politiques radicaux des années 60-70 et la Fraction armée rouge a particulièrement retenu mon attention. Entre autres parce que parmi ces jeunes gens très bien insérés dans la société – contrairement à beaucoup d’autres futurs terroristes –, certains étaient passionnés par le cinéma et par le discours des images.
Je voulais à la fois raconter une histoire factuelle et tenter de rendre compte de la façon dont ces jeunes voyaient et comprenaient le monde.
Une jeunesse allemande montre surtout « l’avant » lutte armée.
Le basculement dans la violence est progressif et il aurait probablement pu ne pas avoir lieu. Il y a à la fois une logique à l’œuvre dans l’histoire de la RAF, qui s’explique entre autres par la spécificité de l’histoire allemande, et un faisceau de hasards.
Baader n’aurait pas été arrêté en 1968 et condamné une première fois [suite à l’incendie de deux grands magasins à Francfort, ndlr], peut-être que la RAF n’aurait pas existé. Si l’Etat allemand avait été plus à l’écoute des mouvements radicaux, peut-être qu’un dialogue (un peu, toutes proportions gardées, comme avec les accords de Grenelle en France en mai 1968) aurait pu éviter les surenchères dans la violence.
Il y a un contexte allemand spécifique. Dans les années 60, le nazisme hante toujours les esprits et la mauvaise conscience nationale.
Contrairement à d’autres pays, comme l’Italie et le Japon, où le terrorisme d’extrême gauche a existé à cette époque, la situation allemande est on ne peut plus claire et tranchée. Il y a un énorme conflit de générations. Les étudiants et les jeunes gens politisés sont en lutte contre leurs parents, contre l’ordre symbolique qu’ils représentent et contre l’appareil social dans son ensemble : la classe politique, les institutions éducatives et judiciaires…
La plupart des responsables en place dans les institutions des années 60 étaient déjà présents pendant le IIIe Reich. Le conflit avec les jeunes révolutionnaires, qui refusent toute mise sous silence du passé, ne pouvait être que frontal.
Comment avez-vous trouvé les images d’archives inédites qui constituent la matière première de votre film ?
Elles n’avaient dans la grande majorité jamais été montrées. Ou alors seulement de très courts fragments. Personne, par exemple, n’était jamais allé chercher l’intégralité des émissions de débats télévisés où la journaliste Ulrike Meinhof intervenait et encore moins les films réalisés par ceux qui allaient devenir les membres de la RAF.
Les archives de la télévision allemande, pour ne parler que d’elles, ignoraient qu’elles avaient de telles images en leur possession. Le travail méthodique d’archivage n’a commencé qu’au milieu de années 70 en Allemagne et beaucoup de choses qui concernent les attentats ont été perdues.
Il m’a fallu recouper les sources dans tous les livres que j’ai consultés, rencontrer des gens qui avaient croisé les membres de la Fraction armée rouge à l’époque, puis me plonger dans les archives en Allemagne.
Du côté de Holger Meins, l’étudiant en cinéma, certains de ses proches avaient conservé des images et j’ai pu accéder aux archives de son école. Ce travail a été long, fastidieux et a réservé beaucoup de surprises.
Le film a des résonances aujourd’hui, où le terrorisme est au cœur de tous les débats.
Dans Une jeunesse allemande, j’ai pris soin de laisser beaucoup d’espace au spectateur pour qu’il puisse librement s’interroger par rapport à cette question. Et éventuellement, pour qu’il puisse constater dans quelle logique s’inscrit le glissement vers la radicalisation violente.
De mon point de vue, évidemment subjectif, ce qui me paraît essentiel, c’est ce moment de basculement où le terrorisme et l’action violente ne sont plus soumis au questionnement et à la réflexion, mais servent en quelque sorte d’argument pour évoquer une « guerre de civilisation », une « monstruosité » et bâtir une politique de répression en conséquence. Or, penser que seules des lois liberticides prohiberont le terrorisme est un non-sens.
Certaines phrases entendues dans le film pourraient être prononcées aujourd’hui.
Les réactions de la classe politique allemande après les attentats de la RAF ressemblent à bien des égards à celles de Bush après le 11 Septembre ou de certains politiques français après les attentats de Charlie Hebdo. On déplace le débat en jouant avec les peurs et en n’en revenant jamais au contexte qui a permis à de tels faits d’émerger.
Les intellectuels qui, en Allemagne, ont tenté de réfléchir, sans complaisance ni empathie, à la question du terrorisme, ont été considérés, au mieux, comme des traitres. A cette époque, en Allemagne, se met en place une insidieuse interdiction de penser les événements. Cela peut rappeler certaines situations contemporaines.
Olivier De Bruyn
Rue 89
10 octobre 2015
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